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(7) Le fran�ais
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Plan du pr�sent article
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Le si�cle des Lumi�res d�buta en principe au lendemain de la mort de Louis XIV, en 1715, et prit fin � lav�nement de la R�volution fran�aise en 1789. Cette p�riode se caract�rise, d'une part, par un fort mouvement de remise en question ainsi que par l'�tablissement d'une plus grande tol�rance et, d'autre part, par l'affaiblissement de la monarchie, suivi de la fin de la supr�matie fran�aise en Europe et du d�but de la pr�pond�rance anglaise. Des personnalit�s comme Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Benjamin Franklin ont certainement marqu� leur �poque de m�me que Fr�d�ric II de Prusse, Lavoisier, Diderot et Goethe.
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La situation politique et sociale tendit � se modifier en France
et ailleurs en Europe en ce d�but du XVIIIe si�cle.
Sur le plan int�rieur, la situation financi�re �tait devenue
catastrophique sous les r�gnes du r�gent Philippe d'Orl�ans,
de Louis XV et de Louis XVI. Ces rois r�put�s faibles, aux prises avec un r�gime
de f�tes et d'intrigues de cour, ne purent faire face aux difficult�s
financi�res croissantes, qui aboutiront � l'impasse et susciteront
le rejet du peuple envers la monarchie. Parall�lement, la bourgeoisie riche et ais�e poursuivit son ascension irr�versible, devint une force politique et s'exprima publiquement. La monarchie et la noblesse n'�taient plus qu'une fa�ade sans cr�dibilit�. Le r�gne de la bourgeoisie financi�re, commer�ante et manufacturi�re commen�a. On assista alors au commencement du capitalisme, au d�veloppement du commerce, au d�but de l'industrialisation, � un engouement pour les sciences, � la d�couverte de nouvelles techniques, � des inventions de toutes sortes, � l'am�lioration de la m�decine et � l'adoption d'une meilleure alimentation. |
Cette atmosph�re de progr�s mat�riels modifia profond�ment les valeurs de la soci�t�. Les philosophes rationalistes et les �crivains de premier plan se rendirent ind�pendants de la royaut� et de l�glise; de grands seigneurs pactis�rent avec les repr�sentants des id�es nouvelles et nh�sit�rent pas � les prot�ger contre la police associ�e aux forces conservatrices. Fait nouveau, la lutte des id�es fut dirig�e surtout contre l'�glise et la religion catholique elle-m�me; on combattit agressivement en faveur de la tol�rance au nom de la raison.
Par ailleurs, la soci�t� fran�aise s'ouvrit aux influences ext�rieures, particuli�rement � celles venant de l'Angleterre devenue la premi�re puissance mondiale. Le parlementarisme et le lib�ralisme anglais attir�rent l'attention, de m�me que la guerre de l'Ind�pendance am�ricaine (1775-1782), ce qui permit l'acquisition d'un nouveau vocabulaire.
Parall�lement, les journaux (surtout mensuels) scientifiques, techniques et politiques se d�velopp�rent, se multipli�rent rapidement et furent diffus�s jusque dans les provinces, alimentant la soif de lecture chez un public de plus en plus �tendu et sensibilis� au choc des id�es. Le d�veloppement de la presse fut � la fois la cons�quence et la cause de cette curiosit� g�n�rale, ainsi que de la contestation qui se r�pandait graduellement dans la soci�t�. Vers le milieu du si�cle, parut m�me une litt�rature de type populacier, dite �poissarde� (par analogie avec les marchands de poissons des Halles), destin�e aux gens du peuple. Tous ces faits contribu�rent au mouvement de r�volte qui explosa en 1789.
L�tat ne se pr�occupait pas plus au XVIIIe si�cle qu'au XVIIe de franciser le royaume. Les provinces nouvellement acquises, de m�me que les colonies d'outre-mer (Canada, Louisiane, Antilles), ne n�cessitaient pas de politique linguistique, sauf � l'�gard des autochtones, et d'ailleurs la politique d'assimilation fut vite mise au rancart. L'unit� religieuse et labsence de conflits inqui�taient davantage les dirigeants: l'administration du pays ne n�cessitait pas la francisation des citoyens.
2.1 Le fran�ais populaire
On estime qu'� cette �poque moins de trois millions de Fran�ais pouvaient parler ou comprendre le fran�ais, alors que la population atteignait les 25 millions. N�anmoins, la langue fran�aise progressait consid�rablement au XVIIIe si�cle, comme en fait foi la r�partition des francisants, des semi-patoisants et des patoisants � la toute fin du si�cle alors que la R�volution �tait commenc�e.
Au milieu du XVIIIe si�cle, le peuple francisant ne parlait pas �la langue du roy�, mais un fran�ais populaire non normalis�, encore parsem� de provincialismes et d'expressions argotiques. Seules les provinces de l'�le-de-France, de la Champagne, de la Beauce, du Maine, de l'Anjou, de la Touraine et du Berry �taient r�solument francisantes. Par contre, la plupart des gens du peuple qui habitaient la Normandie, la Lorraine, le Poitou et la Bourgogne �taient des semi-patoisants; les habitants de ces provinces pratiquaient une sorte de bilinguisme: ils parlaient entre eux leur patois, mais comprenaient le fran�ais.
Il est vrai que le �bon fran�ais� avait progress� au cours du XVIIIe si�cle, notamment dans les pays d'o�l, en raison, entre autres, de la qualit�, assez exceptionnelle pour l'�poque, du r�seau routier en France. En effet, gr�ce � cet instrument de centralisation desservant m�me les villages, les communications �taient facilit�es et favorisaient le brassage des populations et des id�es. La langue b�n�ficia de cette facilit�; les usines et les manufactures virent affluer du fond des campagnes des milliers douvriers qui se francisaient dans les villes; les marchands et les n�gociants voyageaient facilement d'une ville � l'autre, ce qui rapprochait leur parler local du fran�ais; un syst�me de colporteurs se d�veloppa, et ceux-ci voitur�rent p�riodiquement des livres et des journaux fran�ais jusque dans les campagnes les plus �loign�es. Dans pratiquement toutes les villes du Nord, le fran�ais �tait au moins compris. Les patois du Nord �taient, en r�alit�, assimil�s au fran�ais comme des variantes r�gionales. Malheureusement, nous ne disposons que de fort peu de documents pour t�moigner des parlers r�gionaux de l'�poque. Nous savons que l'id�al de l'�honn�te homme� �tait en net recul et que le �bon usage� n'�tait plus celui de l'aristocratie, mais celui de la bourgeoisie parisienne, qui triomphera lors de la R�volution.
2.2 Les patois
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Dans le sud de la France,
les patois
� le seul terme utilis� � l'�poque pour d�signer ce qu'on
appelle aujourd'hui les �langues
r�gionales de France� (voir la carte)
� constituaient encore l'unique
usage normal dans les campagnes durant tout le
XVIIIe si�cle.
En effet, les nobles et les bourgeois, initi�s au fran�ais durant le si�cle pr�c�dent, continuaient d'employer leur patois ou leur langue r�gionale dans leurs relations quotidiennes Pour eux, le fran�ais, essentiellement une langue seconde, restait la �langue du dimanche�, c'est-�-dire la langue d'apparat utilis�e dans les grandes c�r�monies religieuses ou civiles. La situation �tait identique en Bretagne et en Flandre, dans le nord-est, ainsi qu'en Alsace et en Franche-Comt�, dans l'est. |
�videmment, l'emploi de ces �patois�
demeurait socialement stigmatis�. Par exemple, l'article �Patois� dans l'Encyclop�die
de Diderot et d'Alembert (Encyclop�die ou Dictionnaire raisonn� des sciences,
des arts et des m�tiers, 1751-1765), les auteurs n'y vont pas avec le dos de la cuill�re:
PATOIS (Gramm.). Langage corrompu tel qu'il se parle presque dans toutes les provinces: chacune a son patois; ainsi nous avons le patois bourguignon, le patois normand, le patois champenois, le patois gascon, le patois proven�al, etc. On ne parle la langue que dans la capitale. |
On ne parle une langue que dans la capitale, Paris! Toutes les autres sont des �patois�, des usages corrompus employ� par les paysans et les ouvriers, des usages d�valoris�s et subalternes. Les seuls Fran�ais � parler le fran�ais relativement standardis� �taient ceux qui exer�aient le pouvoir, c'est-�-dire le roi et sa cour, puis les juristes, les officiers, les fonctionnaires et les �crivains. M�me le peuple de la r�gion parisienne parlait encore son �patois� (surtout le briard, le beauceron et le percheron) ou encore un fran�ais non normalis�, un fran�ais �poissard�, �populacier�, �grossier�, tr�s diff�rent de celui de la Cour et des lettr�s.
L'�cole fut l'un des grands obstacles � la diffusion du fran�ais. L'�tat et l'�glise
estimaient que l'instruction �tait non seulement
inutile pour le peuple, mais m�me dangereuse. Voici � ce sujet
l'opinion d'un intendant de Provence (1782), opinion tr�s r�v�latrice
de l'attitude g�n�rale qu'on partageait alors face aux �coles:
Non seulement le bas peuple n'en a pas besoin, mais j'ai toujours trouv� qu'il n�y en e�t point dans les villages. Un paysan qui sait lire et �crire quitte l'agriculture sans apprendre un m�tier ou pour devenir un praticien, ce qui est un tr�s grand mal! |
Dans l'esprit de l'�poque, il apparaissait plus utile d'apprendre aux paysans comment obtenir un bon rendement de la terre ou comment manier le rabot et la lime que de les envoyer � l'�cole. Pour l'�glise, le d�sir de conqu�rir des �mes � Dieu ne passait pas par le fran�ais; au contraire, le fran�ais �tait consid�r� comme une barri�re � la propagation de la foi, et il fallait plut�t s'en tenir aux �patois� intelligibles au peuple. Sermons, instructions, confessions, exercices de toutes sortes, cat�chismes et pri�res devaient �tre prononc�s ou appris en patois.
Cette id�ologie de l'instruction n�faste pour le bon peuple �tait partag�e par de nombreux philosophes des Lumi�res. Bien que certains d'entre eux �taient partisans de l'instruction g�n�ralis�e, comme c'�tait le cas pour Diderot et d'autres moins connus (Claude-Adrien Schweitzer, latinis� en Helv�tius, puis Paul-Henri Thiry, baron d'Holbach), ce n'�tait pas la position dominante chez les philosophes fran�ais. Par exemple, Jean-Jacques Rousseau et Voltaire n'�taient pas favorables � l'instruction du peuple, ce qui n'est gu�re �tonnant quand on conna�t leur origine sociale.
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Quant �
la pens�e de Voltaire sur cette question, elle est tr�s claire,
comme en fait foi cette lettre � M. Damilaville, le 1er
avril 1766 :
D'ailleurs, Voltaire ajoute que, lorsque �la populace se m�le de raisonner, tout est perdu�, ce qui d�signe l'immense majorit�. des Fran�ais. |
Si le c�l�bre philosophe a souvent employ� le mot �canaille� dans ses lettres, ce n'est pas vraiment le peuple auquel il faisait allusion, c'est-�-dire la masse ignorante, mais il s'agissait en g�n�ral des �fanatiques� et des �fripons�, notamment les libellistes qui injuriaient les philosophes et la philosophie. N�anmoins, Voltaire jugeait que l'essentiel pour les ouvriers �tait d'apprendre �� dessiner et � manier le rabot et la lime�.
Le procureur g�n�ral du Parlement de
Bretagne a envoy� en 1763 un manuscrit � Voltaire dans lequel on se plaignait
que �des laboureurs, des artisans, envoyassent leurs enfants dans les coll�ges
faire de mauvaises �tudes qui ne leur apprennent qu'� d�daigner la profession de
leur p�re, et qu'ils se jetassent ensuite dans les clo�tres, dans l'�tat
eccl�siastique, ou prissent des offices de justice, et devinssent souvent des
sujets nuisibles � la soci�t�. Et Voltaire de r�pondre: �Je trouve toutes vos
vues utiles. [...] Je vous remercie de proscrire l'�tude chez les laboureurs.�
De toute fa�on, il n'y avait pas ou
fort peu de ma�tres capables d'enseigner le fran�ais. La plupart
des ma�tres d'�cole �taient de
�pauvres h�res�, des mis�reux
qui travaillaient moyennant une tr�s faible r�tribution et
qui devaient souvent servir la messe, sonner les cloches ou faire office
de sacristain, voire accomplir des t�ches m�nag�res.
Sils connaissaient le fran�ais, cela ne voulait m�me pas signifier qu'ils pouvaient l'�crire. De plus, les manuels en fran�ais �taient rares et
consistaient plut�t en livres de pi�t�.
On n'introduisit r�ellement l'enseignement de la grammaire, de l'�criture
et de la lecture qu'en 1738, tout en conservant un syst�me p�dagogique
compl�tement d�mod�: l'enfant devait se plier �
la r�gle traditionnelle qui exigeait d'apprendre � lire en
latin d'abord, avant de passer au fran�ais. Les ann�es 1760 marqu�rent
n�anmoins une progression de l'enseignement du fran�ais, notamment chez les
gar�ons et encore � la condition de r�sider dans les villes. L'enseignement des filles demeurait tr�s
al�atoire, sauf chez les jeunes filles de conditions, qui pouvaient recevoir des
le�ons d'un pr�cepteur. En 1780, la situation s'�tant am�lior�e, on estime qu'� Paris 40 % des domestiques poss�daient des
livres en fran�ais. Il est certain que dans les campagnes il n'y avait que fort
peu de livres en circulation. On estime que 90 % des hommes et 80 % des femmes
pouvaient, dans les villes, signer un testament, donc en fran�ais.
Enfin, dans les coll�ges et universit�s, l'�glise s'obstinait � utiliser son latin comme langue d'enseignement, langue qui demeurait encore au XVIIIe si�cle la cl� des carri�res int�ressantes. Dans de telles conditions, on ne se surprendra pas que l'�cole devint m�me la source principale de l'ignorance du fran�ais chez le peuple.
Pr�cisons quelques mots encore sur l'�tat de la langue standard, c'est-�-dire celle du roi. La norme linguistique commen�a � changer de r�f�rence sociale. On passa de �la plus saine partie de la Cour� de Vaugelas aux �honn�tes gens de la nation�. L'usage des �crivains du XVIIIe si�cle ne montra pas de changements par rapport au XVIIe si�cle, mais la phrase (syntaxe) s'all�gea encore. Peu de modifications apparurent �galement au plan de la prononciation, � l'exception de la restitution des consonnes finales dans des mots comme finir, tiroir, il faut, etc., remises � l'honneur gr�ce � l'�crit.
Dans l'orthographe, c'est � partir de 1740 que l'actuel accent aigu fut syst�matiquement utilis� en lieu et place de la graphie es-, par exemple dans d�pit (ancienne graphie : despit). L'�dition de 1762 du Dictionnaire de l'Acad�mie consacra l'instauration de l'orthographe moderne et le principe d�finitif de l'origine �tymologique des mots. L'appauvrissement du vocabulaire, not� au XVIIe si�cle, ne r�pondait plus � l'esprit encyclop�dique du si�cle des Lumi�res. Ce fut une v�ritable explosion de mots nouveaux, notamment de termes techniques savants, puis�s abondamment dans le grec et le latin.
En 1787 et 1788 que l'abb�
Jean-Fran�ois F�raud (1725-1807) publia son Dictionaire critique
de la langue fran�aise. Le souci principal de son auteur �tait de fournir
aux �trangers et aux Fran�ais des r�gions �loign�es de France un guide complet
de l'usage de la langue fran�aise. Pour ce faire, il fait mention et critique le
bon usage des mots et des prononciations. On lit dans la pr�face de la premi�re
�dition:
Celui-ci est un vrai DICTIONAIRE CRITIQUE, o� la Langue est compl�tement analys�e. C'est un Comentaire suivi de tous les mots, qui sont susceptibles de quelque observation; un Recueuil, qui laisse peu � desirer; des Remarques, qui pe�vent �claircir les doutes et lever les dificult�s, que font na�tre tous les jours les biz�rres irr�gularit�s de l'Usage. C'est la Critique des Auteurs et l'examen, la comparaison, critique aussi, des divers Dictionaires. Nous �sons croire qu'il r�unit les avantages de tous, et qu'il y ajoute des utilit�s, qui ne se tro�vent dans aucun. |
Dans ce dictionnaire, les doubles consonnes furent
syst�matiquement �limin�es (dictionaire, gramaire, aplication, dif�rent,
persone, afirmatif, atention, , doner, etc.), quitte � ajouter un accent si
n�cessaire (anci�ne, vi�nent, apr�nent, etc.). On note aussi un accent
sur certaines voyelles allong�es : phr�se, p�sser, fa�sse, a�tre, ch�se,
enc�re, �ser, etc. Il demeure int�ressant aujourd'hui de lire certains
commentaires portant sur la prononciation qui �tait en train de changer. F�raud
choisit de pr�senter les variations phon�tiques en les annotant de fa�on
particuli�re, comme on peut le constater dans l'article �CROIRE�:
CROIRE, v. n. et act. Faut-il prononc.
cr�re, ou cro�-re? Plusieurs admettent les deux prononciations;
la 1re, pour la conversation: la 2de pour le
discours soutenu. Un habile homme interrog�, comment il falait prononcer
ce mot, r�pondit: je crais qu'il faut prononcer, je crois.
L'Ab. Tallemant, dans le
Recueil des D�cisions de
CONJUG. Je crois, nous croyons, ils croient (et non pas croyent, qui ferait deux syllabes, croa-ient.); je croyais, nous croyions, vous croyiez, ils croyaient. Je crus, j'ai cru (et non pas cr�, avec l' acc. circ.) Je croirai, croirais; que je croie. (Pron. cro�, monos. et n'�crivez pas croye, qu'on prononcerait croa-ie, et qui serait dissyllabe.); que je crus, tu crusse, il crut (et non pas cr�t, avec l'accent.); croyant, cru. Rem. 1�. L'Acad�mie
�crit � l'Imparfait comme au pr�sent, nous croyons, vous croyez;
c'est confondre un temps avec l'a�tre. Plusieurs Auteurs le font de m�me:
"Nous croyons la ch�se finie, mais le lendemain la sc�ne changea.
Let. �dif. Je crois qu' il faut �crire et prononcer, nous
croyions. |
Par exemple, F�raud jugeait ridicules les prononciations de fraid ([fr�d]) pour froid ou �trait ([�tr�t]) pour �troit. Mais � l'article MOI on sait que moi ne se pronon�ait plus qu'en moa ([mwa]) et non plus mo� [mw�] comme au Canada � la m�me �poque et dans les milieux de la vieille aristocratie fran�aise.
De plus, l'infiltration �trang�re se mit � d�ferler sur la France; la langue s'enrichit de mots italiens, espagnols et allemands, mais cet apport ne saurait se comparer � la �rage� pour tout ce qui �tait anglais: la politique, les institutions, la mode, la cuisine, le commerce et le sport fournissent le plus fort contingent d'anglicismes. Curieusement, les censeurs linguistiques de l'�poque ne s'�lev�rent que contre les provincialismes et les mots populaires qui p�n�traient dans le fran�ais; ils croyaient que la langue se corrompait au contact des gens du peuple.
Le fran�ais, qui va devenir avec la R�volution la �langue de la nation�, n'�tait encore que la �langue du roy�, c'est-�-dire celle des classes privil�gi�es et riches. Cette vari�t� de fran�ais ne touchait pas seulement l'�lite de France: elle avait saisi l'ensemble de l'Europe aristocratique. Toutes les cours d'Europe utilisaient le fran�ais: pr�s de 25 �tats, de la Turquie au Portugal, en passant par la Russie, la Serbie et le Mont�n�gro, la Norv�ge, la Pologne et, bien s�r, l'Angleterre. Le fran�ais restait la langue diplomatique universelle (de l'Europe) et celle qu'on utilisait dans les trait�s internationaux. Le personnage le plus prestigieux de toute lEurope, Fr�d�ric II de Prusse, �crivait et sexprimait en fran�ais: toutes les cours l'imitaient.
Au XVIIIe si�cle, un aristocrate qui se respectait se devait de parler le fran�ais et c'�tait presque une honte que de l'ignorer. Par exemple, Gustave III de Su�de (1784-1878) �tait tr�s francophile et entretenait des relations privil�gi�es avec la France (du moins jusqu'� la R�volution fran�aise de 1789). Connaissant mieux le fran�ais que le su�dois, il lisait dans leur version originale fran�aise les philosophes des Lumi�res. L'�tiquette de la cour de Su�de �tait une transposition de celle de Versailles, et on s'y habillait � la fran�aise. Fr�d�ric II de Prusse et Catherine II de Russie fond�rent des acad�mies dans leur pays sur le mod�le de l'Acad�mie fran�aise. En Suisse, le fran�ais avait pris de l'expansion et avait commenc� � �tre reconnu � partir de 1738. Ce fut aussi le cas en Belgique, notamment en Wallonie et surtout apr�s 1750 alors que Bruxelles d�laissa le n�erlandais au profit du fran�ais.
5.1 L'universalit� du fran�ais
Ce sont les Anglais qui ont invent� le mot gallomanie du latin Gallus (�Gaulois�) et manie,
ce qui signifie �tendance
� admirer aveugl�ment tout ce qui est fran�ais�
pour identifier cette mode qui avait saisi l'Europe aristocratique.
Voltaire explique ainsi l'universalit�
du fran�ais en son temps, en se fondant sur les qualit�s internes du fran�ais:
La langue fran�aise est de toutes les langues celle qui exprime avec le plus de facilit�, de nettet�, de d�licatesse tous les objets de la conversation des honn�tes gens. |
Cette question de l'universalit� de
la langue fran�aise fit m�me l'objet d'un concours organis�
par l'Acad�mie royale des sciences et belles-lettres de Berlin, auquel Antoine de Rivarol
(1753-1801) prit part;
son Discours sur l'universalit� de la langue fran�aise
(1783) fut couronn�, ex-equo avec un Allemand du nom de
Johann Christoph Schwab
(1743-1821), un
professeur � l'Acad�mie de Stuttgart, que
l'histoire a rapidement oubli�. Rivarol avait d�clar� notamment que
�ce qui
n'est pas clair n'est pas fran�ais; ce qui n'est pas clair est encore
anglais, italien, grec ou latin�. Il pr�cise ainsi ce qu'il croyait �tre les
causes de l'universalit� du fran�ais:
Mais cette honorable universalit� de la langue fran�aise, si bien reconnue et si hautement avou�e dans notre Europe, offre pourtant un grand probl�me. Elle tient � des causes si d�licates et si puissantes � la fois que, pour les d�m�ler, il s'agit de montrer jusqu'� quel point la position de la France, sa constitution politique, l'influence de son climat, le g�nie de ses �crivains, le caract�re de ses habitants, et l'opinion qu'elle a su donner d'elle au reste du monde, jusqu'� quel point, dis-je, tant de causes diverses ont pu se combiner et s'unir pour faire � cette langue une fortune si prodigieuse. |
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Aujourd'hui, il nous appara�t que la position de Rivarol �tait
tout � fait simpliste et r�ductrice, dans la mesure o� l'universalit� de la
langue fran�aise serait due � son �g�nie�, � la Constitution de la
France ou son climat. Mais Rivarol a gagn� le concours quand m�me! Les
milieux aristocratiques et lettr�s de l'Europe avaient appuy� Rivarol. Or, ce
discours se voulait une tentative de stopper l'avanc�e de l'anglais.
De plus, Rivarol ne distinguait gu�re le fran�ais comme �langue v�hiculaire�, �langue maternelle� ou �langue seconde�; on ne sait donc pas de quel fran�ais il parlait. Aujourd'hui, on donnerait sans doute raison � son concurrent, Johann Christoph Schwab, lui qui croyait plut�t que la supr�matie du fran�ais �tait due surtout aux conditions politiques, �conomiques ou militaires, non � des causes intrins�ques � la langue elle-m�me. |
Il ne faut pas oublier non plus que le
bouillonnement intellectuel d'une ville comme Paris avait favoris� le fran�ais
comme langue de communication dans les �changes des id�es. Des intellectuels
comme Voltaire, Diderot, Montesquieu et J.-J. Rousseau furent des agents
d'expansion du fran�ais dans toute l'Europe. Rousseau �tait lu en
Grande-Bretagne, Montesquieu et Diderot en Hollande, Voltaire dans toute
l'Europe. Rivarol voulait aussi d�montrer la sup�riorit� du peuple fran�ais sur
les autres, notamment au sujet de l'anglais:
Le Fran�ais cherche le c�t� plaisant de ce monde, l'Anglais
semble toujours assister � un drame : de sorte que ce qu'on a dit du
Spartiate et de l'Ath�nien se prend ici � la lettre: on ne gagne pas plus �
ennuyer un Fran�ais qu'� divertir un Anglais. Celui-ci voyage pour voir ; le
Fran�ais pour �tre vu. [...] Si on ne lui trouve pas les diminutifs et les mignardises de la langue italienne, son allure est plus m�le. D�gag�e de tous les protocoles que la bassesse inventa pour la vanit� et la faiblesse pour le pouvoir, elle en est plus faite pour la conversation, lien des hommes et charme de tous les �ges ; et, puisqu'il faut le dire, elle est, de toutes les langues, la seule qui ait une probit� attach�e � son g�nie. S�re, sociale, raisonnable, ce n'est plus la langue fran�aise, c'est la langue humaine : et voil� pourquoi les puissances l'ont appel�e dans leurs trait�s ; elle y r�gne depuis les conf�rences de Nim�gue, et d�sormais les int�r�ts des peuples et les volont�s des rois reposeront sur une base plus fixe ; on ne s�mera plus la guerre dans des paroles de paix. (Discours sur l'universalit� de la langue fran�aise (1783). |
Par ailleurs, Rivarol n'avait pas
r�pondu � la troisi�me question pos�e par le jury du concours: �Peut-on pr�sumer
que la langue fran�aise conserve cette pr�rogative de l'universalit� en Europe?�
Mais Schwab y avait r�pondu:
Les autres langues qui sont en concurrence avec la langue fran�aise ne peuvent enlever � cette langue le rang qu'elle occupe que dans les cas suivants: il faudrait ou qu'elle v�nt � s'alt�rer, ou que la culture d'esprit f�t n�glig�e dans la nation qui la parle, ou que cette nation perd�t de son influence politique, ou que sous ces trois rapports une nation voisine re��t un accroissement proportionnel. |
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� cette �poque des pays
comme la Grande-Bretagne, la Hollande, la Russie, la Su�de, la
Prusse, l'Espagne, etc., empruntaient des centaines de mots � la
langue fran�aise. La plupart des t�tes couronn�es (Fr�d�ric II de
Prusse, Catherine II, Marie-Th�r�se d'Autriche, Gustave III de
Su�de, etc.) apprenaient le fran�ais et l'utilisaient dans leurs
correspondances. Le cas de Gustave III, roi de Su�de de 1771 � 1792, fut m�me exceptionnel. Ce dernier connaissait mieux le fran�ais que le su�dois. Grand admirateur de Voltaire, Gustave III lisait dans leur version originale fran�aise les philosophes des Lumi�res. L'�tiquette � la cour de Su�de �tait m�me une transposition de celle de Versailles et on s'y habillait � la fran�aise. Ayant re�u une �ducation fran�aise, Gustave III fut l'un des plus francophiles rois d'Europe. Quoi qu'il en soit, le concours sur l'universalit� de la langue fran�aise de 1782-1784 s'est av�r� le d�but du d�clin de cette langue. |
5.2 Des r�serves � la pr�tendue universalit� du fran�ais
Plusieurs contemporains de Rivarol ne se sont
pas g�n�s pour critiquer le Discours sur l'universalit� de la langue fran�aise.
Par exemple, l'Allemand Peter Villaume
(1746-1825), cit� dans
Le Mercure de France d'ao�t 1785,
affirmait que le fran�ais �tait plut�t une langue �timide, lourde et peu
abondante�. Il croyait m�me que �ce n'est pas par elle-m�me que la langue
fran�aise a obtenu l'universalit� dont elle jouit�. Quant au Lyonnais
�tienne
Mayet, il consid�rait que le fran�ais �tait inf�rieur � l'allemand et qu'il
�tait une langue pleine de bizarreries dans son orthographe et sa prononciation: �Il
n'y a peut-�tre point de langue qui pr�sente plus d'irr�gularit�s et de
bizarreries dans la syntaxe d'usage que la langue fran�aise� (cit� dans
Le Mercure de France d'ao�t 1785).
De tels points de vue sur les langues sont �minemment relatives, mais les esprits
critiques consid�raient plut�t que le dynamisme politique, �conomique et
militaire de la France avait contribu� � la valorisation du fran�ais. La
politique tr�s agressive de Louis XIV �tait souvent �voqu�e comme un �l�ment
indiscutable. Mais
Johann Christoph Schwab
avait aussi pr�dit que l'anglais, malgr� �son manque d'attrait�, allait voir
changer sa situation, lorsque la Grande-Bretagne acquerrait son �prodigieux
empire� en Am�rique:
Ceci ne doit s'entendre que de l'Europe, car la langue anglaise peut, en suivant le rapport des accroissements de l'Am�rique septentrionale, y acqu�rir un empire prodigieux. |
En effet, apr�s la perte de son Empire en Am�rique, la France sera �cart�e pour longtemps de la sc�ne internationale.
N�anmoins, la plupart des trait�s internationaux en Europe furent r�dig�s en fran�ais, parfois en fran�ais et en latin. Avec le trait� de Paris de 1763, seul le fran�ais fut utilis� dans tous les autres trait�s, m�me si la France avait perdu la guerre. �videmment, aucun d�cret ni aucune loi ne fut adopt� pour faire du fran�ais une langue diplomatique. Ce fut simplement une question d'usage entre les �tats europ�ens. Ce statut non officiel ne fut jamais contest� jusqu'au trait� de Versailles de 1919, qui allait mettre fin � la Premi�re Guerre mondiale.
Au XVIIIe
si�cle, � partir des ann�es 1740, la France vivait une
p�riode d'anglomanie. L'av�nement du parlementarisme anglais suscitait beaucoup
d'int�r�t en France encore aux prises avec la monarchie absolue. Des
�philosophes� fran�ais, tels Montesquieu (1669-1755) et Voltaire (1694-1778), se rendaient en Angleterre
et revenaient dans leur pays en propageant de nouveaux mots. C'est � cette
�poque que le fran�ais emprunta de l'anglais les mots motion, vote,
session, jury, pair, budget (< ancien fran�ais:
bougette �petit sac�), verdict, veto, contredanse (<
country-dance), partenaire (< partner), paquebot (< packet-boat),
rosbif, gigue, etc. La 5e �dition
du Dictionnaire de l'Acad�mie fran�aise, qui sera publi�e en 1798, alors
que l'Acad�mie �tait dissoute depuis le 8 ao�t 1793 par la Convention nationale,
faisait figurer une soixantaine de nouveaux emprunts � l'anglais.
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D�j�, l'anglais avait commenc� � concurrencer le fran�ais
comme langue v�hiculaire. Apr�s 1763, la perte du Canada, de la
Louisiane, de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Dominique, de la Grenade, de Tobago,
de Sainte-Lucie, de Saint-Vincent et de Pondich�ry, la France n'intervint �
peu pr�s plus en Europe. La chute de la Nouvelle-France constituait la plus grande
perte de
l'histoire de France, qui finit par �tre
�cart�e de la sc�ne internationale au profit de la Grande-Bretagne,
laquelle accrut sa richesse �conomique et sa pr�pond�rance
gr�ce � la ma�trise des mers et � sa puissance
commerciale.
Face � des personnalit�s de premier plan comme Fr�d�ric II de Prusse, Marie-Th�r�se d'Autriche, le premier ministre britannique William Pitt (dit le Second) et bient�t Catherine II de Russie, le roi Louis XV de France apparaissait d'autant plus faible qu'il �tait aux prises avec une grave crise religieuse, parlementaire et financi�re, sans oublier les errements de Mme de Pompadour. |
Dans ces conditions, le fran�ais ne pouvait prendre que du recul, d'abord en Am�rique, puis en Europe et ailleurs dans le monde. Certes, le fran�ais continuera d'�tre utilis� au Canada et en Louisiane, mais il r�gressera sans cesse au profit de l'anglais. Au milieu du XVIIIe si�cle, l'anglomanie commen�ait en Europe et allait rel�guer le fran�ais en seconde place.
Nous savons aujourd'hui que l'expansion d'une langue n'a rien � voir avec ses qualit�s internes; les arguments de Rivarol ne r�sisteraient pas � l'analyse en ce d�but du XXIe si�cle. La position du fran�ais au XVIIe si�cle fascinait bien des esprits r�gnants et exer�ait encore au XVIIIe si�cle une s�duction certaine. Le latin �tant tomb� en d�su�tude, le fran�ais l'avait remplac� comme langue de vulgarisation scientifique. Aucune autre langue ne pouvait rivaliser avec le fran�ais pour la quantit� et la qualit� des publications, traductions ou journaux. Non seulement le fran�ais servit comme instrument de communication international en Europe, au surplus normalis� et codifi�, mais il constitua �galement un moyen d'identification pour les gens instruits. Conna�tre le fran�ais, c'�tait faire preuve de son appartenance au cosmopolitisme de son temps et, par le fait m�me, de son rang. Ce n'est pas un hasard si plusieurs �p�res de l'Ind�pendance� am�ricaine, dont Benjamin Franklin, John Adams, Thomas Jefferson, Robert Livingston, etc., seront des francophiles bilingues ou polyglottes.
Durant encore de longues ann�es, le sentiment de la perfection du fran�ais fera partie des id�es largement r�pandues en France. Pour sa part, John Adams (1735-1826), qui deviendra un jour pr�sident des �tats-Unis, �crivait le 5 septembre 1780 dans une lettre au pr�sident du Congr�s:
L'anglais est destin�, au cours du prochain si�cles et des si�cles suivants, � �tre plus g�n�ralement la langue du monde que le latin l'�tait en dernier ou le fran�ais � l'�poque pr�sente. La raison de cela est �vidente, parce que la population croissante en Am�rique et ses relations et ses �crits universels avec toutes les nations auront pour effet, en cela facilit� par l'influence de l'Angleterre dans le monde, qu'elle soit grande ou petite, d'imposer sa langue comme emploi g�n�ralis�, malgr� tous les obstacles qui peuvent �tre jet�s sur son chemin, s'il doit y en avoir. |
En Europe, personne n'aurait pu croire que le �fran�ais de Louis XIV� serait un jour d�class� par l'anglais, mais John Adams, en 1780, avait vu juste au sujet de l'anglais en Am�rique! Quoi qu'il en soit, cet id�al de perfection aristocratique pr�t� au fran�ais ne pouvait pas durer, car la r�alit� allait se charger de ramener le fran�ais � ce qu'il devait �tre: une langue parl�e par de vraies personnes faisant partie de la masse des Fran�ais, des Canadiens et des Acadiens, non par des aristocrates et des lettr�s num�riquement fort minoritaires. Le fran�ais demeura, durant un certain temps encore, par-del� les nationalit�s, une langue de classe � laquelle toute l'Europe aristocratique s'�tait identifi�e. Cette soci�t� privil�gi�e restera fig�e de stupeur lorsque �clatera la R�volution fran�aise, qui mettra fin � lEurope francisante.
Histoire de la langue fran�aise
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Section 1: Empire
romain Section 2: P�riode romane Section 3: Ancien fran�ais Section 4: Moyen fran�ais Section 5: Renaissance |
Section 6: Grand
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